« Quel est ton plus grand souhait ? »
C’est moi qui lui ai posé la question. Maintenant, c’est à mon tour de répondre.
« Je veux vivre dans un monde sans adultes. »
Je peux sombrer dans le néant, que mon frêle corps soit déchiqueté par les crocs du chien des enfers, mais rien ne m’empêchera d’exprimer ma haine venimeuse. Voulez vous essayer de m’arrêter ? C’est vrai… Vous vous croyez si supérieur face à une enfant. Mais, mettez vous sur vos gardes quand mes iris se teintent de sang. J’arrive…
J’étais là. Le mur derrière moi aux pierres inégales m’endolorissait les vertèbres. Les flocons qui dansaient semblaient me narguer subtilement. Regarde-nous ! scandaient-ils en chœur. Nous, nous pouvons faire ce que bon nous semble, nous pouvons tourbillonner dans une danse gracieuse, alors que toi, tu dois lui obéir ! Oui, je dois obéir à mon maître. Et la première chose qu'il m'a demandé, c'est de m'enfuir loin de lui. Et d'oublier tout. C'est ainsi que je me retrouve noyée sous ces cendres blanches, ingorant volontairement mon passé, ma personne, mon enfer. Tout ça pour mon maître.
Peut être bien que vous êtes libres, songeai-je, mais lorsque vous atteindrez le sol, vous ne ferez plus qu’un avec vous-même. Une seule masse qui fondra dès que les rayons du soleil perceront la crème nuageuse, et bien avant vous serez piétinés des milliers de fois. Et moi jamais. Sauve nous ! cria un flocon qui approchait dangereusement de l’étendue blanchâtre. L’enfant que je suis se leva, non sans tituber dangereusement, et dès que des milliers de bout de contons s’échouèrent à terre, je murmurai :
« Non.»
Tout en marchant à pas lourd sur cette glace légère.
Je suis Pleasance, et je n’aime pas l’hiver. Non je n’aime pas le froid et ces drôles de formes grisâtres qui masquent l’astre solaire. Lui, il est si beau, lorsqu’il parvient à toucher mon doux visage. J’aimerai pouvoir m’amuser un jour avec lui. Mais je crois que je me brulerai les ailes si je m’approchais trop près du soleil. Alors, je trouverai un être, une personne qui contiendra un petit morceau de cette lumière, comme lui la haut, et je jouerai avec lui jour et nuit, car il éclairera même les ténèbres les plus profonds. Savez-vous qui est le seul qui pourra jouer ce rôle ?
« Un enfant. »
Les enfants, anges ou démons, sont les seuls innocents. Tous mondes confondus. Ils ne veulent pas faire de mal, mais ce sont eux, les adultes, qui leur en font. Ou qui les forcent à des gestes et des attitudes qui ne sont que souffrance dans un cœur aussi clair. Les parents… On leur doit louanges et respect, sourires et fierté. Et c’est eux qui façonnent les enfants pour qu’ils leur ressemblent, alors qu’ils ne sont qu’un ramassis d’ordures et de trahison ! Moi, je vis sans et j’en suis toute heureuse ! Enfin, je crois… Je ne sais plus vraiment… Qui je suis. Enfant du diable ? Est-ce à cause de lui que je volerai votre âme ?
J’avais continué de marcher après m’être vengée de la neige moqueuse, d’un petit pas trainard, faiblard, qui ne laissait pas plus de trace qu’un oiseau boiteux. Sauf que moi, je ne volais pas… Je tombais. Même pour l’être presqu’immortel que je suis, je nécessite de certains besoins, comme la nourriture, l’eau, et l’âme de quelqu’un. Or, depuis que mon maitre m’a ordonné de le quitter, la rue m’a accueillie sans la moindre trace de substances revigorantes. Oh bien sûr, je ne vais pas mourir, mais mon état actuel me rend toute fébrile. Mais pourquoi ne vais-je pas voler un peu de nourriture, vous vous dites n’est pas ? C’est juste que… Je dois tout oublier.
Avachie dans la neige, ridicule forme dans cette étendue blanche presqu’infinie, je me fondais dedans avec succès. Ma longue chevelure avait perdu sa couleur, alors la neige devrait être sa jumelle, vu qu’elle aussi s’était oubliée. Du blanc partout, encadrés de murs noirs. J’étais une statue de marbre. Pâle, peut être dotée d’un peu de beauté, mais si froide et dure. Et si obscure à l’intérieur. Méfiez vous de toutes ces choses qui vous semblent jolies, comme ces morceaux qui tombent du ciel. Avez-vous déjà entendu parler d’une avalanche ?
« Oh oh, regardez moi ça ! s’exclama la voix d’un homme. »
Un homme adulte. Etendue au sol, le froid burlant chaque centimètre carré de ma peau, je tentais de lever le regard pour connaître le possesseur de cet horrible son. Peine perdue. La neige m’immobilisait, et mon corps frissonnait de répulsion.
« Hey Bart ! Ramène toi et regarde un peu cet asticot que je viens de trouver. »
D’autres pas se firent entendre dans le sol crissant juste avant qu’une main de fer ne m’empoigne le bras. Il me redressa vivement, mais mon corps était si fin que sa poigne se relâcha pour éviter de me briser un os. Je rechutais en arrière où ma tête cogna contre un mur. Encore ces murailles… Me massant douloureusement le crâne, je portais mon regard orangé sur ces deux hommes. Il brulait, chargé d’une haine véritable, lançant des éclairs entre chaque seconde avec l’espoir qu’ils s’entre tueraient. Me stoppant dans mes fantasmes meurtriers – inappropriés pour une fillette comme moi, j’avoue – l’un deux, roux avec une barbichette comique, avança son visage trop près du mien. Je reconnus son uniforme. Scotland Yard. Que fais Scotland Yard ?
« Que fait une aussi mignonne petite fille aussi loin de chez elle ? Es-tu orpheline ?
- J’attends mon maitre, émit ma douce voix tremblotante. »
Tremblotais-je de froid ou de colère ? Un subtil mélange des deux. Le policier se retourna vers son complice et parla de mon sujet, de mon être, comme si je n’étais qu’un chiffon dépourvu d’oreilles et de toute autre humanité :
« Elle attend son maitre, mais vu dans l’état ou elle est, elle a du être abandonnée. Pfff, dommage qu’elle soit aussi maigrichonne, elle est bien jolie.
- Mais bon Ford, je connais sûrement quelqu’un qui voudra bien la prendre.
- Vraiment ? Un acheteur ?
- Oui. Mais il faut faire ça discrètement. Et tu l’as dit, elle est pas mal du tout et ce gars adore ce genre de chose. »
Chose ?
« Et on peut jouer un peu avec avant ? demanda le rouquin, nerveux. »
Je suis une enfant, j’adore jouer, mais pas à ce genre de jeux. Après cette question, il y eut un silence, et les deux monstres se tournèrent vers moi, en proie d’une jubilation déplacée. Ecœurant. Voyez-vous à présent pourquoi je déteste les adultes ? Ils ont oublié qui je suis, mais moi, je m’en rappelle.
« N’y pensez même pas. »
Mon ton plus glacial que l’air leur fit écarquiller les yeux, surpris que ma force m’autorise à parler. L’instant d’après, je m’étais relevée et glissée derrière eux avec une vitesse qui n’avait rien d’humain. Les longs fils blanc de ma crinière valsaient calmement derrière moi lorsqu’ils firent volte face, comme si j’étais la depuis plusieurs secondes. Et alors que le premier homme se ruait sur moi en avançant son énorme main près de mon cou, je m’emparai de son arme.
Bang ! Bang !
Tout deux gisaient à présent morts, sur le béton blanc. Il suffira d’attendre un peu pour que leurs corps hideux soient recouverts par la neige, et peut être qu’une charogne qui passera se régalera des restes. Je posais délicatement le revolver sur un des torses en songeant qu’un autre idiot de Scotland Yard en conclurait certainement à un règlement de compte. Êtes-vous surpris de mes gestes ? Il ne fallait pas en attendre moins, venant de la part d’un majordome des enfers.
Je ne peux renier ma vraie nature, et même s’il m'a ordonné d’oublier, je ne peux rester ce fébrile nourrisson qui sombre dans les ruelles lorsqu’un adulte décide de me faire du mal. Il en est de même pour vous, maître. Même si vous me reniez, vous ne pourrez jamais réaliser votre vœu sans moi. Je suis venue sur terre et remontée dans entrailles puantes des enfers rien que pour vous.
« Je réaliserai votre vœu, avais-je prononcé de ma voix enfantine. En échange de votre âme.
- Marché conclu. »
Il avait dit marché conclu, mon tout premier maitre. En même temps, pour une corpulence comme la mienne, un âge aussi jeune, il ne fallait pas s’attendre à une expérience de milliers d’années. Oui, il avait dit marché conclu, mais quand je l’ai retrouvé, chez lui, toute heureuse de mon premier butin, il m’a méchamment lancé :
« Mais qu’ai-je fait ?! Va-t’en ! Oublie tout ! Enlève cette marque ! Oublie-moi !
- Pourquoi mon maître ? avais-je demandée, désemparée.
- Ne réfléchis pas ! C’est un ordre, Disparais !
- Yes, my Lord. »
Et j’avais disparu. Pourquoi j’avais accepté d’être son majordome, son démon attitré ? Il est presque un enfant, et je veux lui prendre son âme avant qu’il sombre dans la méchanceté des adultes, avant qu’il se mette à pourrir dans ses idéaux et son avidité, oui, je le sauverai de tout ça ! Mais je crois que, pour l’instant, il regrette énormément le pacte. Dommage.
Et je souris.
Oui, je souris tout le temps. C’est beau, comme le printemps. On sourit quand on est heureux, pour une raison ou un autre, mais que lorsqu’on est enfant. Les adultes sourient aussi quand ils font du mal. Les adultes doivent mourir.
Alors que je m’installais à nouveau dans un lit de neige, un petit chaton égaré vint se perdre encore plus auprès de moi.
« Maow ! »
Sa petite frimousse noiraude implorait de l’aide que je lui offris avec plaisir. L’attrapant dans mes maigres bras, je le réchauffais tant bien que mal en le berçant tendrement :
« Petit chaton va s’endormir, et jouer avec moi dans les profondeurs de ses rêves, lui fredonnai-je tout doucement. »
Ai-je l’air idiote ? Mais, vous oubliez quelque chose… Malgré que je sois un majordome des enfers, je n’en reste pas moins une enfant, et toutes les caractéristiques qui vont avec ! Je suis adorable, câline mais seulement avec les animaux et les enfants, joueuse, maline, souriante. Je suis juste un rayon de soleil qui brulait dans les enfers.
« Petit chaton va s’endormir, tout ce qu’on veut c’est jouer jusqu'à ce que ce ne soit plus un rêve, continuai-je, attentionnée. Je m'attache très vite. Petit chaton va s’endormir et c’est un autre qui prendra la relève. »
Puis je le posais sur la neige, et versait quelques larmes. Oui, une enfant pleure lorsqu’elle est triste, ne cachant jamais ses émotions. A quoi bon ? J’en suis incapable de toute façon… Colère, tristesse, haine, dédain, je ne vous l’exprimerai toujours. Avec un peu de chance je serai douce.
Je pleurai. Il était mort. Petit chaton c’était perdu dans ses rêves à cause du froid l’avait volé. Dans un soupir, je murmurais, légèrement brisée :
« Vivement le printemps.
- Voudrai-tu jouer avec moi, petite ? demanda un clochard malhonnête passant par là. »
Barbu et baveux, je le dévisageais avec mépris. On retrouva son corps deux jours plus tard.
Je vous attends toujours, my Lord.